25 novembre 2006

La claque

« Petit voleur ! »

La claque qui accompagna ces mots marqua brutalement, et pour longtemps, la relation que j’eus avec mon grand-père. De ce jour, je me mis à le craindre.

Je devais avoir 3 ans. Dans la grande villa de province de mes grands-parents, les meubles étaient de bois vernis ou ciré. La salle à manger comportait une immense table, qui occupait l’essentiel de l’espace, et un gros buffet dans un coin. J’adorais les Tucs, ces biscuits d’apéritifs, dont le goût me semble un peu fade aujourd’hui. Mes grands-parents en gardaient dans le buffet, qui se fermait avec une grosse clé en fer. J’avais observé que cette clé était déposée dans un pot, accessible à un enfant de 3 ans monté sur une chaise. J’avais alors le goût de l’exploration et de la logique : chaise+pot=clé ; clé+serrure du buffet = Tucs.

Ravi, je pus dévorer les fruits de ma sagacité, assis sur le parquet. Mais pas pour longtemps : la colère de mon grand-père y mit fin.

Mon grand-père était un vieil homme sec, à la moustache drue et piquante, couleur poivre et sel, et aux cheveux blancs, peignés avec soin. Il n’était pas toujours effrayant. Il pouvait passer du temps avec l’un de ses petits enfants pour lui expliquer les secrets d’une de ses nombreuses passions, comme la rame en yole sur le lac du Bourget ou la culture des poires.

A la villa, la horde des enfants, frères, sœurs, cousins et cousines, mangeait avant les adultes, dans une salle attenante à la cuisine, où officiait Marthe, la cuisinière, qui nous préparait sa délicieuse « crème à l’envers », et toutes sortes de gratins. Elle disposait d’un four à charbon, qui me paressait immense, et qu’elle nourrissait de boules noires, à partir d’un grand broc qu’il fallait remplir à la cave.

Lors du repas des adultes, les enfants jouaient dans le parc, mais il m’arrivait de rentrer dans la salle à manger et de me glisser entre mes parents, les yeux arrivant tout juste à hauteur de la table, pour observer l’assemblée en silence. Du silence, il y en avait. D’un ancien ulcère à l’estomac, mon grand-père avait pris l’habitude de mâcher longuement les aliments. Et de son passé de patron de médecine, celle d’être écouté religieusement par ses disciples. Autour de cette table, où il régnait sans partage, en vrai pater familias, chacun était pendu à ses lèvres : filles et fils, beaux-fils et belle-fille. Personne n’osait l’interrompre, et ses discours allaient au rythme de sa mastication.

Ma mère observait une véritable adoration à son égard. On aurait dit que mon grand-père nous accompagnait dans tous nos déplacements chez le médecin. A peine la question « qu’est-ce qui ne va pas mon petit » posée par celui-ci, ma mère prenait la parole pour l’informer de sa filiation avec Jacques F. rhumatologue de renom, que son interlocuteur disait immanquablement connaître. J’étais fier d’avoir un grand-père apparemment reconnu, mais en tant que malade, il était clair que je n’avais pas le droit à la parole, ce qui avait pour effet de me frustrer grandement.

Il est mort il y a 28 ans. Je suis tombé il y a peu sur un petit document militaire de la guerre de 14-18 le concernant. Je savais qu’il avait fait cette guerre comme médecin, mais j’ai découvert alors, avec une grande fierté, qu’il avait reçu de nombreuses citations pour sa bravoure à sauver des vies humaines.

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