Si belle en ce miroir
« Moi j’essuie les verres au fond du café, j’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver… »
C’est Ghislaine qui chante ça, chaque fois qu’elle me nettoie.
Elle est sympa, Ghislaine, elle s’occupe bien de moi. Une fois par semaine, hop ! elle sort ses chiffons, et vas-y que je te me chatouille, cajole, fait briller.
Quand elle a fini, Ghislaine, elle se campe devant moi, les mains sur les hanches, et elle me regarde fièrement.
Eh puis elle se regarde elle même, et là je vois bien qu’elle est triste Ghislaine. Alors, pour lui remonter le moral, je fais briller ses yeux dans ma glace, et elle sourit.
Ghislaine, elle s’occupe de la salle du fond dans le café où nous travaillons tous les deux. Elle sert les clients, et moi, je leurs donne un peu de rêve, j’agrandis cette petite pièce sombre et enfumée, encombrée de chaises et de tables, et je les aide à ma façon.
Mes clients, je les entends arriver de la salle de devant, celle qui donne sur la rue, avec le comptoir et la terrasse. Mes clients, ce sont des discrets. S’ils viennent au fond du café, c’est qu’ils ne sont pas comme tous ces m’as-tu-vu de devant. Ils ont besoin de tranquillité. Alors Ghislaine et moi, on s’occupe d’eux.
On m’a accroché au-dessus d’une banquette en skaï rouge, à un mètre cinquante du sol. Moi-même, je suis du genre discret : simple plaque de verre, origine modeste, je dirais presque prolétaire – pas comme ceux de Versailles, là, qui se prennent pour je ne sais pas qui avec leur cadre doré. Et ça n’est pas parce qu’ils ont vu le roi Soleil qu’ils sont des lumières, croyez-moi. D’ailleurs, j’ai ouï dire qu’ils sont un peu ternes.
Où j’ai entendu ça déjà ? Ah ! oui, c’était ce type assis sur la banquette. Il lisait un bouquin. Alors moi, discrètement, j’ai regardé derrière son épaule. Un gros livre sue le château de Versailles, c’était. Il y avait des photos, et c’est là que je les ai vu les collègues. Dorés du cadre, oui, mais ternes de la glace.
J’aime bien la lecture. L’autre jour, il y avait une fille qui lisait, sur une table, à 3 mètres environ. Elle était de trois-quarts et j’avais un peu de mal à lire. J’ai les bords qui font un peu loupe, et j’ai une bonne vue d’habitude, mais à 3 mètres, ça n’est pas évident. Elle n’avait pas l’air de trouver ça passionnant, vu qu’elle ne tournait jamais la page. Je l’avais déjà remarquée les jours précédents. Elle se mettait toujours à la même place, comme si elle surveillait l’entrée, son livre était posé sur la table.
Et puis, vers 17h30, un type arrive et s’assoit sur la banquette. Et là, hop ! elle ouvrait son bouquin, toujours à la première page. Le type commandait un café, lisait son journal, et 15 minutes plus tard s’en allait. Par un regard autour de lui, rien.
Un jour, j’en ai eu marre, j’ai décidé d’intervenir. D’une part j’aime bien les histoires d’amour qui commencent. Soit dit en passant, j’ai un cousin qui travaille dans une garçonnière ; il est accroché au plafond. Eh bien, il a perdu tout sens du romantisme. Mais pas moi, je garde un côté midinette. Et puis j’avais envie de lire la suite de son bouquin, à cette fille.
Alors un soir, alors qu’il était plongé dans les pages litteraires, j’ai envoyé un coup de lumière sur son journal. Ca l’a ébloui, et il a levé les yeux. Et là, paf ! un coup de projecteur sur ses cheveux à elle, pile au bon moment. De beaux chevaux noirs, longs, rayonnants. Alors, forcément, il l’a regardé. Elle, elle l’a tout de suite senti, et elle a tourné la tête vers nous, enfin je veux dire vers lui. Sourires, regards qui se croisent.
« Et voilà le travail », je me suis dit, « maintenant c’est à eux de faire le reste ».
ASM, 8 octobre 2004