Le productif et le tourmenté
La jeune femme, allongée sur son transat, tient en fait dans ses mains un miroir réfléchissant, qui lui sert à bronzer. Derrière ses lunettes de soleil, elle ferme les yeux mais la lumière est si vive qu’elle fronce un peu les sourcils. Ce que les deux écrivains ont pris pour de la concentration n’est qu’une réaction à la lumière. Ce qu’ils ont pris pour un livre n’est qu’un miroir. La jeune femme ne connaît aucun des deux écrivains. Elle n’est pas du genre à lire les livres de l’écrivain tourmenté, ils lui tomberaient des mains. Elle n’est pas du genre non plus à lire les livres de l’écrivain productif, ni d’aucun autre écrivain non plus, en vérité, car elle ne lit que « Voici », et encore, elle ne fait que regarder les images.
Les deux écrivains sont si absorbés à imaginer cette femme lire, se concentrer, se passionner, qu’ils n’ont même pas remarqué qu’elle est pratiquement nue. Ces deux hommes sont tellement à leur idée de ce qu’est un écrivain et un livre, que derrière la lectrice ils ne voient pas la femme.
Pourtant, l’écrivain productif, dans ses livres si nets, si efficacement écrits, ne parle que de femmes et d’amours sans lendemains. Pourtant l’écrivain tourmenté, dans ses livres si âprement écrits, si désordonnés aussi, ne parle que de femmes et d’amours éternelles ou inaccessibles.
La jeune femme, pour tout autre homme que ces deux écrivains, apparaîtrait comme une très belle jeune femme pratiquement nue, offerte à leurs regards, à leurs désirs, à leurs fantasmes. Ils braqueraient leur longue vue sur son corps et non sur ce qu’ils prennent pour un livre. C’est ce que se dit leur éditeur commun, caché dans la pénombre du salon, à l’intérieur du chalet. Il observe la jeune femme à quelques mètres de lui et se dit qu’il l’a rudement bien choisie. Il a pensé que mettre cette beauté sous l’œil de l’écrivain productif le distrairait de son travail et le ferait écrire des livres moins directs, moins lisses, plus personnels peut être. Et que la même beauté, sous l’œil de l’écrivain tourmenté, lui donnerait de l’inspiration, de la fluidité dans l’écriture, de la légèreté. Mais caché dans l’ombre, il les observe maintenant avec sa longue vue, l’un comme l’autre absorbé dans leur propre observation d’une lectrice et non d’une belle jeune femme pratiquement nue, et il se dit qu’ils sont décidément trop cons.
ASM, 18 mai 2005