28 octobre 2006

Le téléphone noir

C’était le soir. J’étais assis sur un haut tabouret, les deux coudes appuyés sur le bar qui séparait la cuisine de la salle-à manger. Le couvert était mis, et la cocotte emplissait l’air de vapeur, de bruit et d’odeur de soupe.

A ma gauche, ma mère se tenait debout, absorbée dans une conversation téléphonique. De sa main gauche, elle tenait le combiné du vieil appareil noir, en bakélite, lourd, dont le fil s’emmêlait jusqu’au sol.

Il venait toujours un moment où elle s’emparait d’un stylo pour prendre une note dictée par son interlocuteur. Absorbée par la conversation dont je ne percevais que la moitié, elle laissait toujours sa main droite pren,dre sa liberté et se mettre à griffonner. Le plus souvent, elle traçait des figures géométriques simple dont elle repassait les contours encore et encore, en appuyant bien fort comme pour souligner ses propos. Parfois, elle représentait un personnage, qui se chargeait de plus en plus pour devenir presque indistinct à force de remplissage, d’à-plats, et, là encore, de traits passés et repassés avec force.

Je me tenais tranquille, porté par les bruits environnants, au point de sentir la torpeur, agréable, m’envahir.

Sauf si la personne au bout du fil était mon père. Je le savais tout de suite à l’attitude de ma mère, à sa voix, et finalement au prénom qu’elle prononçait. Alors, je m’approchais d’elle, et je m’emparais du petit écouteur rond posé sur son support à l’arrière du téléphone. J’écoutais la voix de mon père qui appelait d’un pays lointain. Venait le moment où j’avais le droit de parler à mon tour. J’utilisais mon écouteur comme un micro pour raconter les événements de ma journée, tandis que ma mère allait baisser le feu sous la cocotte ou tourner une cuillère dans une casserole. Puis elle revenait pour me dire : maintenant c’est fini. A cette époque, les conversations téléphoniques étaient courtes, toujours trop courtes pour l’enfant que j’étais.

Une fois le combiné et l’écouteur raccrochés, ma mère appelait à table mes frères et sœurs.

21 octobre 2006

1001 nuits

Assis sur un pouf brodé de fils d’or, le calife Haroun Al-Rashid regardait ses babouches d’un air sombre. Le vizir Giafar connaissait son maître, et savait comment le sortir de sa mélancolie. Il sourit et dit : « Harouna, mets donc ce vêtement, il sera parfait pour notre petite virée. Je t’emmène faire un tour en ville. »

Le calife ouvrit de grands yeux. Non pas qu’il fut surpris par le la familiarité du vizir : c’était la règle dans ce genre d’entreprise. Pour ne pas se faire remarquer, les deux hommes se devaient de se comporter comme deux égaux, hommes du peuple parmi le peuple. Ce qui surpris le calife, c’était le prénom utilisé par Giafar. Un prénom féminin. Et le vêtement, une longue robe bleue de femme. Il eut un frisson.
Avant même qu’il puisse protester, deux serviteurs silencieux lui enfilèrent de force le vêtement par la tête. Haroun, alias Harouna, se retrouva engoncé dans ce tissu qui lui couvrait l’ensemble du corps, des semelles à la dernière boucle de ses cheveux. Seules ses mains dépassaient des longues manches, et il n’avait pour voir qu’une fente large d’un demi-pouce, approximativement située au niveau des yeux. Au premier pas qu’il fit en grommelant, il se prit les pieds dans un pli de sa robe et s‘étala par terre. Fort heureusement, le sol était couvert d’épais tapis. Le vizir y avait veillé, connaissant son maître, qui avait fait couper des têtes pour moins que ça. Il l’aida à se redresser, puis frappa des mains : aussitôt apparurent deux servantes. Avec une grande célérité, elles dessinèrent au henné sur chacune des mains potelées du souverain des motifs serrés qui cachaient habilement les poils qu’il avait sur le dos de la main et jusque sur les phalanges. Giafar, vêtu d’une robe jaune, se prêta au même camouflage.
Une fois terminés ces préparatifs, le vizir attrapa son maître par les épaules, le fit se lever, et d’une bonne tape appliqué sur son postérieur, le fit se tourner vers le grand miroir qui occupait tout un mur de la petite pièce. Les deux plus important personnages de l’Etat contemplèrent pendant de nombreuses secondes l’improbable couple qui se dressait devant eux : deux rombières des faubourgs de Bagdad, l’une, bleue, petite et grosse, l’autre, jaune,  inhabituellement grande et maigre.

« Appelle-moi Giafara » dit la forme en jaune en souriant des yeux. Et d’une nouvelle tape sur le derrière de sa compagne, elle l’entraîna par une porte secrète, dans un couloir à peine éclairé, qui se terminait par une autre porte qui s’ouvrit.

Elles se retrouvèrent dans une rue de la ville, et se mêlèrent à la foule. Harouna avait du mal à respirer sous sa coiffe et n’eut pas le temps de se plaindre que Giafara lui envoya un coup de coude dans les côtes pour lui intimer de se taire : même dans ce coin de la ville, la grosse voix du calife ne pouvait certes pas passer pour celle d’une femme.
C’était le soir, et la rue était encombrée de ces personnages qu’on trouve dans les contes orientaux : mendiants, marchants d’épices, charmeurs de serpents, musiciens, montreurs d’ours… Dans ce tumulte, Harouna ne vit pas l’étal d’un quincaillier, à même le sol. Il heurta du pied un objet qui lui arracha un juron. Il s’écarta pour éviter la bourrade de Giafara, et ramassa l’objet. C’était une vieille lampe à huile poussiéreuse. Il l’essuya d’un revers de la manche…

15 octobre 2006

Sur le bout de la langue

Pendant les cours de math, j’avais pris l’habitude, à chaque fois que je n’y comprenais rien, de mettre dans ma bouche le bouchon de mon stylo à bille. Il possédait un bord plat et coupant, que j’appliquais sur ma langue à m’en faire mal. Cette sensation avait pour effet de me réveiller de ma torpeur, et je pouvais alors tenter de reprendre le fil des explications du professeur.
Un jour, j’appuyais trop fort, et je sentis dans ma bouche le goût acre de mon sang. Je décidais alors de ne plus utiliser le bord coupant, mais plutôt d’appuyer l’extrémité ronde et trouée du bouchon sur le bout de ma langue. L’effet en était moindre mais je m’en contentais. Je me mis ensuite à mordiller l’ensemble du bouchon pendant de longs moments. Cette activité avait l’effet inverse de la précédente : associée à la mélopée du professeur, elle accentuait mon envie de dormir. Un jour, bouchon au coin de la bouche, je m’assoupis sur la table…
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